« L’originalité de la présente démarche, qui est expérimentale, est d’utiliser ce séminaire pour nourrir le dialogue entre chercheurs en sciences sociales, designers et acteurs publics.  »

Jean-Marc Weller, LISIS, UPEM

Mercredi 14 décembre 2016 en direct de l’ENSCI-Les Ateliers

A-T-ON VRAIMENT BESOIN DES USAGERS ?


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INTRODUCTION

Frédérique PALLEZ, CGS, Mines ParisTech et Jean-Marc WELLER, LISIS, UPEM


2min

                La question qui sert de titre à cette rencontre, « A-t-on vraiment besoin des usagers ? », est un peu provocatrice dans la mesure où l’une des marques de fabrique des innovations publiques par le design est précisément d’accorder une place centrale aux usagers. En réalité, la question est plutôt celle de la façon dont on définit les usagers et dont on détermine leur rôle en fonction du problème à résoudre, des enjeux, et aussi des modes d’intervention. Trois problématiques ont émergé.

La première est celle de la participation : comment faire en sorte que les habitants participent ? Faut-il mobiliser tous les publics ? Quels dispositifs de prise de parole prévoir ? Quelle place accorder aux instances représentatives, de type associations ? Au-delà de la consultation, faut-il aller jusqu’à la co-conception et la coproduction de l’innovation ? Plus généralement, comment produit-on de la parole ?

Une autre problématique concerne l’accès. Là encore se pose la question de la place à donner aux usagers : doivent-ils être associés tout au long du processus d’élaboration de l’innovation, ou seulement lors de certaines étapes jugées stratégiques ? Doit-on privilégier certains types d’usagers plutôt que d’autres ? Dans ce cas, comment les repérer et comment les atteindre ? C’est une question classique de la modernisation administrative par les usagers qui est là reprise par les designers

D’autres cas, enfin, concernent le design d’éléments touchant directement à l’organisation publique, qu’il s’agisse d’espaces de travail, de bureaux, d’outils, ou encore de processus de décision, comme par exemple une procédure de commande publique ou de décision réglementaire. La question centrale est alors celle de la coordination entre les différents professionnels mobilisés et mis en relation par ces espaces, ces outils ou ces procédures, sans oublier naturellement la place de l’usager.

« c’est toute la question de la place du travail qui est soulevée, car les intérêts des usagers et des professionnels ne sont pas nécessairement convergents : quels compromis les innovations publiques par le design doivent-elles alors rechercher ? »

Jean-Marc Weller, LISIS, UPEM

INTERVENTION #1

Xavier FIGUEROLA, co-fondateur de Talking Things


3min

voir l'intervention de xavier Figuerola

Les organisations publiques disposent [au sujet des usagers] d’informations très précises : leurs catégories socioprofessionnelles, leurs situations de famille, le nombre de leurs enfants, etc. (…) . Mais, au-delà de cette connaissance technique, les organisations publiques ne savent pas réellement qui sont leurs usagers en dehors du fait qu’ils utilisent leurs services.

Le designer doit aussi avoir à l’esprit qu’un service public peut être très performant du point de vue de l’accessibilité et pourtant être en complet décalage avec les besoins des usagers. (…)À mon sens, une des responsabilités des designers est de savoir mettre de temps en temps l’ergonomie de côté pour retrouver le sens de l’interaction entre les usagers et les services publics.

« À mon sens, la première question à se poser à propos de l’usager est : Pourquoi aller à sa rencontre ? »

Xavier Figuerola, Talking Things

Xavier Figuerola – Pourquoi aller à sa rencontre ?

Le designer doit aussi avoir à l’esprit qu’un service public peut être très performant du point de vue de l’accessibilité et pourtant être en complet décalage avec les besoins des usagers. (…)À mon sens, une des responsabilités des designers est de savoir mettre de temps en temps l’ergonomie de côté pour retrouver le sens de l’interaction entre les usagers et les services publics.

Comment faire en sorte pour passer de la notion d’utilisateur à celle d’usager ? S’intéresser aux usagers et pas simplement aux utilisateurs, c’est aussi se préoccuper des non utilisateurs, de ceux qui seraient éligibles à tel ou tel dispositif public mais n’en bénéficient pas. Je vais vous présenter la façon dont nous avons essayé de traiter ce problème dans [ une ] de nos interventions.

La rue de Strasbourg à Luxembourg 

À Luxembourg, nous avons mené une recherche sur la rue de Strasbourg, située à proximité de la gare et connue localement comme « la rue de la prostitution et de la drogue ».  Nous avons voulu essayer de faire apparaître un autre visage de cette rue en allant interroger les usagers de la rue qui n’y habitent pas mais qui y passent,

Pour cela, nous avons créé un journal et une radio temporaires. (…) Nous avons assumé le fait de considérer que tout le monde pouvait s’exprimer et que la parole de ceux qui habitaient là ne devait pas avoir plus de poids que celles de ceux qui ne font qu’y passer : les uns et les autres décrivent des usages différents et complémentaires.

INTERVENTION #2

Yoan OLLIVIER, co-fondateur de Plausible Possible


7min

voir l'intervention de Yoan Ollivier

Dans les premiers temps,(…) nous avons énormément communiqué sur notre méthode : « Nous vous proposons de co-concevoir votre politique publique, de faire des immersions, de recueillir de l’information auprès des usagers, de prototyper, de tester… » Vous reconnaissez ces “mots fluos” qu’on rencontre aujourd’hui un peu partout. (…)ce sont aujourd’hui nos clients qui emploient ces termes. Ils leur prêtent cependant des significations assez différentes en termes de productivité : on nous demande, par exemple, de mener quatorze entretiens en une journée, ou de prototyper en un jour également..

Sachant que les méthodologies du design reposent fondamentalement sur le fait de remettre l’usager au centre du dispositif, peut-être ces institutions espèrent-elles ainsi retrouver une légitimité démocratique.
Une autre explication est peut-être que le design est considéré comme synonyme d’innovation et que l’innovation est actuellement un mot d’ordre, de même d’ailleurs que la participation. Il est très difficile d’être contre l’innovation (« c’était mieux avant, je préfère que tout reste pareil ») ou contre la participation (« Je veux concevoir mon dispositif d’accueil tout seul, les usagers n’ont pas leur mot à dire »).

Yoan Ollivier – À propos de la méthodologie

« Il est très difficile d’être contre l’innovation (« c’était mieux avant, je préfère que tout reste pareil ») ou contre la participation (« Je veux concevoir mon dispositif d’accueil tout seul, les usagers n’ont pas leur mot à dire »).»

Yoan Ollivier, Plausible Possible

Là où les choses se compliquent, c’est que nos interlocuteurs établissent très souvent un lien entre participation et innovation(…) Or (…) ce n’est probablement pas en réunissant un panel représentatif des utilisateurs d’Internet qu’est né le concept de Facebook.
Il y a quelques années est apparue l’expression green washing pour désigner des procédés de marketing visant à donner à une entreprise une image écolo et bio. On commence à voir un peu la même tendance en matière de participation des usagers, qu’on pourrait appeler social washing.

En résumant, par rapport à nos débuts où nous faisions la promotion systématique de l’innovation et de la participation, j’en viens à dire aujourd’hui qu’innover en permanence n’est pas forcément nécessaire
Pour illustrer la méthode que nous privilégions aujourd’hui, je vais vous présenter le travail que nous réalisons actuellement avec La 27e Région.

La carte Max

La Ville de Mulhouse nous a demandé de réfléchir au devenir d’une carte destinée aux jeunes, la carte Max (…). Nous avons fabriqué [entre autre] une série de huit “fausses cartes”, ou “cartes martyrs” centrées sur les thèmes qui étaient ressortis de la discussion avec les agents : carte citoyenne, carte intergénérationnelle, carte inspiration, carte internationale, carte insécurité, carte collectif… Ces supports étaient destinés à faciliter l’entrée en contact avec les jeunes et à permettre de recueillir leurs réactions.

Puis, partir des éléments recueillis, nous avons demandé aux agents de co-concevoir de nouveaux services ou applications. (…) Certains se sentaient très mal à l’aise, voire même en situation de souffrance.(…)

« Comment et à quel moment les designers, qui ont consacré des années à apprendre le métier de la conception, ont-il accepté de renoncer à concevoir pour proposer à des gens dont ce n’est pas le métier de le faire à leur place ? »

Yoan Ollivier, Plausible Possible

De notre côté, il était très difficile de résister à la tentation de prendre le crayon pour dessiner à leur place. Une fois que tout a été retravaillé et remis en forme, les agents sont retourné voir les jeunes et recueillir à nouveau leurs réactions.

Cette méthode nous a paru intéressante en ce qu’elle associait le travail de conception effectué par des professionnels (les agents de la Ville et nous-mêmes), chacun avec leurs expertises, à la participation des usagers, qui possèdent une expertise d’usage mais ne sont pas forcément en mesure d’imaginer quelque chose de radicalement différent de ce qu’ils connaissent déjà.

« Cependant une question fondamentale se pose (...) car au cours des immersions, les usagers nous disent « Moi, mon problème, ce n’est pas du tout la question que vous me posez. » (...)  : comment ménager un espace de liberté qui permettrait de répondre à une commande en dehors d’un cadre prédéfini ? »

Yoan Ollivier, Plausible Possible

Ce que je vais vous présenter n’est pas issu de mon travail professionnel mais d’une expérience personnelle qui m’a conduite à faire un pas de côté pour adopter la posture du citoyen.
J’ai souhaité analyser ce qui se passait du côté de l’usager et quelle lecture critique il faisait de ces processus d’innovation. Chez beaucoup de mes interlocuteurs, j’ai constaté de l’insatisfaction, du désintérêt, de la défiance, la peur d’une instrumentalisation et la dénonciation du social washing évoqué tout à l’heure.

Le citoyen n’est plus dupe de ce genre de démarche et nous devons aujourd’hui prendre en compte sa propre critique des politiques publiques. Par exemple, certains souhaitent sortir de l’approche consumériste que les institutions ont contribué à construire elles-mêmes par le biais du marketing et qui s’exprime dans le fait que l’usager soit réduit à son rôle d’utilisateur, comme le soulignait Xavier Figuerola tout à l’heure. Pour cela, au lieu de s’efforcer de lisser toujours davantage l’expérience utilisateur, les designers peuvent contribuer à déconstruire le modèle et chercher à recréer du sens.

Sylvia Fredriksson – À propos de l’innovation publique

« (...) le design peut aider la société civile à s’organiser pour combler les manques et les insuffisances de l’action publique.»

Sylvia Fredriksson, Citée du Design de Saint-Etienne

je vous propose trois “glissements” par rapport aux thèmes proposés par Jean-Marc Weller.
Plutôt que de participation, je parlerai de gouvernance, en m’inspirant de la notion de communs. Plutôt que d’accessibilité, je parlerai de capacitation (…).
Enfin, plutôt que d’organisation, je parlerai de coordination, à travers notamment la notion de community organizing (…)

Michel Bauwens et la Peer To Peer Foundation proposent d’appeler “assemblée des communs” le processus par lequel une communauté se dote de la capacité de prendre la mesure des effets des politiques publiques, ou plus largement des initiatives qui la concernent, et de proposer des alternatives.

L’assemblée des communs remplit trois fonctions : veille et alerte, négociation des politiques présentes ou à venir avec les institutions publiques, préparation et expérimentation de scénarios, de politiques, de projets alternatifs. Cette notion d’assemblée des communs a émergé en France dans le cadre de mouvements comme Nuit Debout, à Paris, Lille, Brest, Toulouse, Bordeaux ou encore Grenoble.

Pour illustrer la notion de capacitation que je mentionnais tout à l’heure, je voudrais évoquer brièvement l’École des données, un projet de l’Open Knowledge Foundation lancé en mai 2012 qui a pour but de donner plus de pouvoir à la société civile en enseignant les compétences nécessaires pour utiliser des données.

Sylvia Fredriksson – À propos de l’assemblée des communs

«  Une piste intéressante à mes yeux pour le design des politiques publiques consisterait à laisser de côté l’injonction à la participation pour aller vers une meilleure connaissance des problématiques citoyennes et le développement d’outils permettant à la société civile de construire des contre-expertises. »

Sylvia Fredriksson, Citée du Design de Saint-Etienne

DÉBAT


1h30min

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