« Il existe aujourd’hui de nombreuses expérimentations qui se réclament de démarche de design, mais tous les terrains, tous les sujets, sont-ils pour autant éligibles à ces démarches ? »

Jean-Marc Weller, LISIS, UPEM

Jeudi 26 janvier 2017 en direct de l’ENSCI-Les Ateliers

TOUT PEUT-IL ÊTRE DESIGNÉ ?


Télécharger le compte rendu complet de la séance 2Voir l'intégralité de la séance 2

INTRODUCTION

Jean-Marc WELLER, LISIS, UPEM


Cette deuxième séance sera consacrée à la délimitation du champ d’intervention des démarches de design dans l’espace public. De très nombreuses expérimentations se réclament de cette approche, mais tous les terrains et tous les sujets sont-ils pour autant éligibles à cette méthode ? Si oui, peut-on imaginer qu’au-delà des projets locaux, les politiques publiques elles-mêmes puissent faire l’objet d’une conception par le design ?

INTERVENTION #1

Nadia Arab, Lab'Urba, UPEC


13min

Voir l'intervention de Nadia Arab

Je vais vous soumettre quelques points sur lesquels je m’interroge dans le cadre d’une enquête menée dans une assez grande intercommunalité française, dont je tairai le nom. Au cours de ce travail, j’ai eu l’occasion de discuter avec l’un des acteurs de l’élaboration et de la mise en œuvre des politiques publiques de cette intercommunalité. Lui aussi, à sa façon, se pose la question de savoir si « tout peut être designé », et il répond par la négative.

Son témoignage me paraît constituer une bonne entrée en matière pour le débat d’aujourd’hui :

 

« On est là pour réfléchir aux finalités de l’action publique, pour aider à élaborer une doctrine par rapport à différents sujets, pour aider le politique à faire des choix (…). Une grosse partie de notre travail, c’est de croiser des regards de philosophes, de géographes, d’économistes (…). Les questions de choix politiques supposent d’aller sur de la doctrine, du champ théorique, d’accepter le débat intellectuel. Le design n’est pas là, il regarde les choses à la hauteur des usages mais les usages ne conditionnent pas toute la décision politique. Elle prend aussi en compte des visions politiques, des doctrines, des choix de société, qui peuvent être contradictoires avec les usages. (…). »

A mon sens, le design est avant tout une discipline s’appliquant à un projet d’objet. (…) Le point commun à toutes les démarches de design me paraît être la conception de formes matérielles, ce qui, a priori, est assez éloigné de la conception de politiques publiques.

Selon la sociologie politique, une politique publique se construit autour de trois volets : l’identification, la formulation et la mise à l’agenda d’un nouveau problème public ; l’élaboration d’un programme d’action déclinant la façon dont les acteurs publics vont organiser la réponse à ce problème ; la mise en œuvre du programme d’action.

Selon l’interlocuteur que j’ai cité, le design ne semble pas pouvoir intervenir dans le premier volet d’une politique publique, c’est-à-dire dans la définition du problème à traiter ni de la finalité de l’action publique.
Au stade des programmes d’action, en revanche, il est perçu comme un instrument important, à côté d’autres instruments qui peuvent être des acteurs, des règles juridiques, des dispositifs financiers, des outils fiscaux, des modes d’organisation, etc.

L’intérêt accordé au design me paraît reposer sur le fait qu’il est en mesure de combiner – ce mot est important – des éléments de réponse à l’équation inédite à laquelle est confrontée l’action publique. Cette équation comporte quatre variables au moins.
La première est le tournant participatif de l’action publique et le passage de la figure du bénéficiaire des politiques publiques à celle de l’usager. Or c’est le propre de la démarche du design que de concevoir des formes matérielles destinées à un utilisateur. 

La deuxième variable de cette équation inédite est la croyance selon laquelle l’efficacité de l’action publique repose sur la capacité à construire des actions transversales et intersectorielles. Nous sommes désormais à l’ère du co- : co-définir, co-élaborer, co-produire. Or, le design apparaît comme un instrument d’interaction entre les différentes parties prenantes d’une politique publique : usagers, agents publics, éventuellement acteurs privés, autres opérateurs des politiques publiques, etc.

« L’intérêt accordé au design me paraît reposer sur le fait qu’il est en mesure de combiner des éléments de réponse à l’équation inédite à laquelle est confrontée l’action publique.»

Nadia Arab, Lab'Urba, UPEC

La troisième variable de l’équation est la très récente introduction d’un droit à l’expérimentation pour les politiques publiques (…). Or, le design apparaît comme un instrument particulièrement approprié pour l’expérimentation, en particulier par le biais du prototypage.

La quatrième et dernière variable de l’équation est, dans un contexte d’austérité financière, l’exigence du « vite et pas cher ». (…) Les acteurs publics en général et les élus en particulier semblent s’écarter d’une pensée du temps long et du futur pour se rapprocher, à travers la prééminence accordée à la relation à l’usage, d’une logique de l’immédiateté…

INTERVENTION #2

Laurent DUCLOS, DGEFP


13min

Voir l'intervention de Laurent Duclos

On réclame régulièrement aux pouvoirs publics d’élaborer des solutions pour répondre à des problèmes « bien connus », qu’il s’agisse – comme dans nos deux cas – de l’insertion dans l’emploi des jeunes en situation de précarité, respectivement de l’accès à la formation des salariés les moins qualifiés.
On est très proche de ce que Abraham Maslow dans The Psychology of Science appelait la « loi des instruments » : « I suppose it is tempting, if the only tool you have is a hammer, to treat everything as if it were a nail » (lorsque l’on n’a qu’un marteau dans sa boîte à outils, tous les problèmes ont tendance à prendre la forme d’un clou).

A l’inverse, lorsque nous avons composé nos groupes, il était clair que l’objectif était moins de trouver des « solutions » que de faire naître des problèmes nouveaux.
Pour faire émerger de nouvelles façon de voir les choses, nous avons mobilisé le design en tant qu’outil permettant d’« augmenter la conversation », un peu comme lorsqu’on évoque les réalités augmentées. Une manière de faire consiste, par exemple, à demander aux participants – à chacune de leurs interventions – d’expliquer pourquoi ce qui venait « à l’instant » d’être dit leur a fait penser à ce qu’ils avaient choisi de dire à leur tour et dans la foulée.

L’enjeu est de multiplier les opérations d’interconnexion, de passer à de nouvelles configurations perceptives, de déporter l’attention qu’on accorde à certains éléments du réel plutôt qu’à d’autres pour renouveler les questionnements du groupe. Par la maîtrise qu’il offre des moyens de représentation – et qui permet d’excéder ce que livrerait la simple analyse de ce qui a pu se dire –, le design est ainsi une médiation utile à engendrer du contenu, des insights présents dans l’entre-deux. Le design est utilisé, en quelque sorte, pour détacher de leur gangue des problèmes dormants dans la conversation, activer des questions nouvelles qui sont autant « d’objets » pour un savoir possible (…).

Ce modèle de mobilisation du design – centré sur l’extraction de contenu et le détour par l’image médiatrice – s’oppose à un autre modèle dans lequel le design servirait plutôt à « illustrer » une démarche de conception plus classique. Dans le cas ici qualifié de « classique », les participants sont réunis pour traiter d’un problème d’ores et déjà connu, et des besoins d’un public cible d’emblée identifié. Ce qui peut être designé alors, ce sont avant tout des « solutions concrètes ».
Dans le champ des politiques publiques, cette démarche d’allure classique amène à surtout porter l’attention sur ce qui a statut d’information, en vue de fonder les diagnostics ou de déterminer avec précision les paramètres des dispositifs (les solutions).

«Le design est utilisé, en quelque sorte, pour détacher de leur gangue des problèmes dormants dans la conversation, activer des questions nouvelles qui sont autant « d’objets » pour un savoir possible.»

Laurent DUCLOS – DGEFP

Les résultats | La Garantie Jeunes

Il est apparu – à travers les conversations du groupe TARMAC – que le problème des jeunes sur le marché du travail venait moins des jeunes en eux-mêmes que du marché du travail et d’un fonctionnement qui suffisait à tenir ce public éloigné de l’emploi. Ce petit déplacement n’est pas rien ! Pourquoi ne pas plutôt extraire les jeunes considérés de la trame du marché, provoquer des expériences « directes », plutôt que d’investir dans un signalement « distant » ?

Pour soutenir la possibilité de telles expériences –permettant de faire mûrir les projets, de révéler des problématiques individuelles mais surtout d’occasionner des rencontres et d’ouvrir des opportunités d’emploi –, nous avons construit un nouvel outil : les « Périodes de mise en situation en milieu professionnel » (PMSMP) insérées dans les deux codes du travail et de la Sécurité sociale par l’article 20 de la loi du 5 mars 2014. Ces PMSMP permettent aujourd’hui de mettre en œuvre la stratégie du dispositif Garantie jeunes construite, précisément, autour de l’exploitation des retours d’expérience du public jeunes…

INTERVENTION #3

François Jégou, Strategic Design Scenarios


20min

Voir l'intervention de François Jégou

Je vais vous proposer quelques exemples de domaines dans lesquels nous avons introduit du design alors qu’il n’y en avait pas auparavant. Nous sommes intervenus dans un autre programme du FP7 intitulé Spread Sustainable Lifestyles 2050. Le but était d’imaginer à l’horizon 2050 de nouveaux modes de vie, à la fois plus durables et désirables. Nous avons réalisé cinq telenovelas, inspirés de la série Plus belle la vie et intitulés Plus verte la vie. Pour des non experts, il est plus facile de participer à un débat de prospective à partir de ce genre de support que sur la base de courbes économétriques.

Toujours dans le cadre d’Urbact, nous avons organisé pendant trois ans des échanges entre une dizaine de villes européennes sur les pratiques d’agriculture urbaine. Parmi d’autres opérations, nous avons monté un événement au cours duquel les participants se voyaient proposer de circuler sur une grande place de marché, avec des stands pour chaque ville, et sur ces stands des grosses boites de conserves représentant au total cent cinquante cas de pratiques vertueuses que ces différentes villes avaient fait émerger. Grâce à une monnaie locale, les participants pouvaient se rendre d’un stand à l’autre et acheter ou vendre des cas jugés particulièrement inspirants. C’était une façon de donner corps aux échanges et aux conversations entre les différents acteurs.

Le design me paraît offrir trois grands atouts pour l’élaboration et la mise en œuvre de politiques publiques. Le premier est la capacité habilitante des usagers. Au-delà du fait de se centrer sur les usages, il me paraît intéressant de chercher à rendre les problématiques actionnables par les usagers, c’est-à-dire d’habiliter ces derniers à devenir eux-mêmes des designers.
Sur le thème de la réintégration des jeunes délinquants après une peine, par exemple, nous avons monté une micro expérimentation en Guadeloupe, auprès d’un groupe correspondant à ce profil. Les jeunes en question ont en général passé leur temps, depuis qu’ils sont nés, à « être agis » par le système : par le lieu où ils sont nés, par les gangs qu’ils ont rejoints, par la police qui les a attrapés, par le juge qui leur a dit ce qu’il fallait faire, par les éducateurs qui les ont encadrés, etc. Nous leur avons proposé de prendre la parole et, pour cela, d’établir la cartographie de leur parcours. Ils ont pu ainsi inventorier l’ensemble des aidants, y compris familiaux, qu’ils avaient rencontrés, identifier ceux qui avaient été le plus importants pour eux et ceux qui seraient « activables » pour leur réintégration dans leur communauté.

 

Le deuxième grand atout du design au service des politiques publiques est sa capacité de transformation des pratiques. Toujours dans le cadre de la protection judiciaire de la jeunesse, nous avons visité, en Guadeloupe également, un centre d’hébergement pour mineurs délinquants. Dans ce centre, plus de 40 % des éducateurs étaient en arrêt de travail. La personne qui nous accueillait se plaignait des mauvais traitements que les jeunes faisaient subir aux locaux et au mobilier. Non seulement ils avaient mis un ventilateur hors service en s’amusant à se suspendre à ses ailettes, mais « Il y en a un qui a piqué la télé et qui est allé la mettre dans sa chambre. Puis ils ont piqué des lits et traîné des matelas pour s’installer un salon télé. Vous vous rendez compte ? » Personnellement, je trouvais que c’était plutôt intéressant que ces jeunes aient pris cette initiative.

 

 

.

Constatant que la plus grande partie du mobilier avait été mise hors d’usage, nous avons proposé que les jeunes et leurs éducateurs s’attellent à fabriquer de nouveaux meubles à partir de palettes et d’objets récupérés dans les poubelles. C’est une démarche assez classique en design, mais elle a offert un vrai levier pour transformer la posture des éducateurs.

 

La troisième dimension du design qui me paraît intéressante en matière de politiques publiques est sa capacité à faire passer d’une conversation d’argumentation ou de négociation à une conversation véritablement constructive. La méthode consiste à nourrir et à stimuler les différentes parties prenantes pour qu’elles ne se contentent pas de défendre les arguments avec lesquels elles sont venues mais acceptent de mettre davantage de choses sur la table. Un bon moyen pour cela est de les inciter à se projeter dans le futur et à imaginer, par exemple, que leur discussion se tient en 2040 : il est plus facile de se mettre d’accord en 2040 qu’aujourd’hui…

François Jégou - Comment expérimenter l'avenir ?

Exemple, dans le cadre du FP7, des scientifiques et des policy makers européens devaient se retrouver pendant une journée et demie à Vienne, au ministère de l’Agriculture. Nous avons proposé que sur leur chemin pour venir, ils traversent une rue de 2030. Avec l’aide d’experts, nous avons monté une exposition de soixante-quinze affiches représentant des solutions, des politiques publiques, des services que l’on pourrait trouver dans les vitrines d’une « rue durable » en 2030. Nous les avons disposées sur les murs de la pièce dans laquelle se tenait la conférence et la journée a commencé avec l’inauguration de cette rue par une élue.

Nous, les designers, sommes souvent interpellés sur la question du passage à l’échelle, cette expression faisant généralement référence au modèle industriel dans lequel on fabrique un prototype, on le teste, on réalise une pré-série, on re-teste, puis on lance la production en grand volume et on déploie. Le modèle en question implique une standardisation car, en l’absence de standard, il est impossible de répliquer un objet. Or, les solutions d’innovation sociale ou d’innovation publique sont généralement peu standardisables.

D’où le fait que les designers terminent souvent leur prestation en fournissant des guidelines ou des tool kits et en formant le vœu que les collectivités ou les entreprises continuent à s’en servir quand ils ne seront plus là… Je trouve plus intéressante la pratique italienne des entreprises design driven, qui font tout pour garder le contact avec leurs designers au-delà de la fin des projets, ne serait-ce qu’en les invitant à des fêtes ou à divers événements. Elles savent que la richesse qu’apportent les designers réside moins dans les délivrables que dans leur capacité à être des « antennes », des interpréteurs du contexte dans lequel l’entreprise évolue.

D’autres modèles de passage à l’échelle existent. On peut opter, par exemple, pour l’acupuncture de micro-projets. Les acupuncteurs chinois s’efforcent de planter le moins d’aiguilles possible, mais à des endroits judicieusement choisis afin d’obtenir un effet systémique et non local. J’y vois une belle source d’inspiration pour les politiques publiques.

« Nous, les designers, sommes souvent interpellés sur la question du passage à l’échelle, cette expression faisant généralement référence au modèle industriel (...). Le modèle en question implique une standardisation car, en l’absence de standard, il est impossible de répliquer un objet. Or, les solutions d’innovation sociale ou d’innovation publique sont généralement peu standardisables. »

François Jégou, Strategic Design Scenarios